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  La manifestation du 8 novembre.

     Pour évaluer clairement le rapport de forces entre grévistes et non-grévistes, les syndicats avaient appelé à une grande manifestation en ville pour le matin du mardi 8 novembre.

    Dés 8h30, environ 2500 personnes sont rassemblées devant la porte des Trois Chênes. Si les présents sont un peu moins nombreux que les matins précédents, ils ne sont pas venus que pour les nouvelles. Dans la foule circule un tract improvisé qui relate la victoire des « Péchiney » de Dunkerque qui ont obtenu 600F d’augmentation. Les banderoles fraîchement peintes de la veille se mettent en place et à 9h le cortège s’ébranle en rangs serrés. Lorsque sa tête dépasse le pont de Roubaix, la Porte des Trois Chêne est encore noire de monde. « Nous sommes plus de deux mille ! » lance un responsable syndical aux anges. Sous un clair soleil d’automne, le cortège coloré, agrémenté d’un concert de cornes de brume, de sifflets et de coups de klaxons, rejoint l’avenue Jean Jaurès et fait halte devant l’hôtel Altéa où sont retranchées les directions qui, ce matin, ont déserté les lieux. C’est le délégué CFDT Claude Migeon qui prend la parole au nom de l’intersyndicale. « Coucou, nous revoilà ! » lance-t-il  en faisant allusion à la grève de 79. « En quinze ans, pas grand-chose de changé, les salaires restent bas, le personnel est méprisé, il n’y a pas de dialogue. Alors qu’Alcatel-Alsthom possède un pactole de 7,1 milliards de francs, ils filialisent dans le seul but de soustraire légalement du fric au détriment des salaires et de l’emploi. Par leur attitude, les directions ont déclenché ce conflit. Elles le font durer. La clé des portes de l’usine s’appelle négociation. Tous unis, nous les ferons céder, à Belfort et à Bourogne ! ». Concert de klaxons. (Est Républicain du 9/11/1994).

    Le cortège se rend ensuite à la préfecture où une délégation est reçue par le préfet puis revient à la place Corbis après une halte devant l’hôtel du Tonneau d’Or, autre camp retranché de la direction d’Alsthom. Place Corbis, Joël Niess rend compte de

de l’entrevue avec le préfet : « Il s’est engagé à ce que la direction accepte de négocier ». La manifestation, encore forte d’un bon millier de personnes, reprend le chemin de l’usine. Mais à l’angle du Faubourg des Ancêtres et du Boulevard Joffre, les manifestants tombent nez à nez avec un convoi exceptionnel de trois camions transportant des turbines. Il s’agit de pièces fabriquées en sous-traitance à destination d’EGT-Allemagne et qui transitent par Belfort. « Pas question de les laisser passer ! » lance le groupe des « apaches de Bourogne » qui escaladent les camions et intiment l’ordre au chauffeur de prendre la direction de la Porte d’Essert de l’usine occupée. Les turbines en question y resteront bloquées jusqu’à la fin du conflit. Puis la manifestation se disperse sans incidents.

     Le nombre et l’enthousiasme des manifestants du 8 novembre marquent un nouveau tournant du conflit. Il est clair désormais qu’une majorité des salariés d’Alsthom et de ses filiales soutient la grève.

    C’est durant cette manifestation qu’à Paris, le directeur du cabinet du Ministre du Travail informe le député de la 1ère circonscription, Jean Rosselot, que le directeur régional du Travail, Paul Julien, accepte de jouer le « Monsieur Bons Offices » en vue d’être le médiateur entre les parties. L’information est confirmée par le préfet durant l’après-midi.  Par ailleurs, la CFDT informe que onze salariés sont assignés, jeudi 10 novembre, devant le juge des référés qui devra se prononcer sur l’opportunité d’expulser ou non les grévistes qui bloquent les usines de Belfort et Bourogne. En soirée, les Union départementales CGT, CFDT et FO se mettent d’accord pour organiser une manifestation au moment du référé et une journée départementale d’action, appelée « journée de vie » (par opposition à l’appellation « ville morte ») pour le 15 novembre.

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8 novembre, la manifestation partie de l’usine arrive Place de la Résistance

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8 novembre. En fin de manifestation, un convoi exceptionnel de trois camions qui transportent des turbines à gaz d’EGT et transite par Belfort à destination de l’Allemagne, est intercepté par les jeunes de Bourogne et dérouté vers l’usine de Belfort occupée.

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8 novembre. La manifestation fait halte devant l’hôtel Altéa pour écouter l’allocution de Claude Migeon

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Une scène de la manifestation du 8 novembre.

Acte III : 9-15 novembre. La montée en puissance.

     Toute la journée du 9, chaque partie campe sur ses positions. A Bourogne, le courant électrique et les liaisons téléphoniques sont coupés et les grilles restent fermées alors que 200 personnes réclamant leur ouverture viennent manifester devant mais se dispersent rapidement. A 9h à Belfort, 3000 personnes sont massées devant la porte principale et écoutent les dirigeants syndicaux. C’est Jacques Meyer (FO) qui prend la parole pour l’intersyndicale : « Tout au long de l’année, les portes de l’usine sont ouvertes et la direction refuse de négocier. Elle sera obligée de négocier tant qu’elles resteront bloquées. » A 14h30, la direction d’EGT réunit ses cadres à la Chambre de Commerce. Ils sont 250 à venir écoute leur directeur, Bertrand de Saint- Julien, qui joue profil bas : « Les inquiétudes que vous formulez correspondent à un véritable souci. Votre message a été perçu pour que, lorsque le travail reprendra, nous allions dans le sens que vous

vous souhaitez… Nous allons faire des avancées importantes en matière de communication.»

     En soirée, le médiateur fait deux propositions à l’intersyndicale : négociations simultanées filiale par filiale au même endroit et, levées des piquets jeudi soir avec ouverture des négociations vendredi matin. L’intersyndicale accepte la première mais refuse la deuxième.

    Jeudi 10 novembre.

          A Bourogne, la direction organise un vote pour la « liberté du travail ». Celui-ci à lieu le matin au foyer rural. Si les syndicats appellent au boycott, 359 personnes sur 594 inscrits viennent voter et 278 se prononcent pour la fin de la grève.  Soit 82% des exprimés mais 47% des inscrits, ce qui ne constitue  pas un raz de marée compte tenu des efforts faits par la direction pour rameuter les non-grévistes et du fait que les grévistes les plus actifs n’ont pas pris part au vote. Personne n’est dupe sur la réalité du rapport des forces.

      Le deuxième temps fort de la journée est l’audience du tribunal des référés devant lequel sont convoqués neuf délégués syndicaux et deux salariés, de Belfort et Bourogne, pour « abus du droit de grève ». L’audience se déroule l’après-midi dans un tribunal devant lequel les forces de police filtrent les entrées. Seuls vingt grévistes et vingt cadres non-grévistes sont autorisés à assister à l’audience. A l’extérieur, un millier de manifestants venu soutenir les assignés se font entendre sans chercher l’affrontement. Après avoir écouté les plaidoiries des avocats des deux parties, le tribunal décide qu’il est urgent d’attendre et ne rendra son jugement que le 17 novembre. Renforcés dans leur moral par cette décision, les manifestants partent occuper la gare de Belfort puis installent un sit-in

Place Corbis en chantant le Chiffon Rouge, hymne de la grève de 1979, avant de rejoindre la Maison du Peuple pour accueillir les assignés qui sortent du tribunal.

     En soirée, le médiateur fait de nouvelles propositions qui pourraient permettre l’ouverture de discussions le lendemain.

Week-end des 11, 12, 13 novembre : Tentatives de négociations.

Piquets de grève aux portes de l’usine.

     Les directions ayant abandonné leur préalable  de la levée des piquets de grève, les premières discussions sont ouvertes le soir du 11 novembre, filiale par filiale. Devant la faiblesse des propositions patronales, les syndicats quittent les séances.

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Piquets de grève aux portes de l’usine

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Reprise des discussions le dimanche 13 novembre. Si les directions lâchent du lest, leurs propositions sont encore loin du compte : 300F d’augmentation pour les salaires inférieurs à 7000F, 250F pour les salaires compris entre 7000F et 7200F, 200F entre 7200 et  7500 ; prime exceptionnelle de 1500F à la filiale Electromécanique de GEC-Alsthom et à EGT et de 500F à la Traction ; engagement à signer un accord d’intéressement aux résultats futurs de chacune des entreprises, transformation de 200 CDD en CDI. Mesures promotionnelles spécifiques en particulier pour les femmes. Réunie en fin d’après-midi, l’intersyndicale les refuse en bloc. Elle réitère sa revendication principale, une augmentation générale de 1500F pour tous et non une prime exceptionnelle. Les directions envisagent d’organiser un vote sur leurs propositions le mercredi 16 novembre.

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       Le matin du lundi 14 novembre, 2000 personnes sont au rendez-vous désormais quotidien devant la porte des Trois Chênes.

Claude Migeon qui rend compte de l’échec des discussions termine son élocution en appelant à une journée d’action avec grèves dans toutes les entreprises du département et à une grande manifestation pour le lendemain. « Il faut que nous soyons encore plus nombreux que mardi dernier ! »

      En région parisienne, deux établissements Alsthom de La Courneuve entrent dans la grève, aussi pour 1500F d’augmentation.

Rassemblement du matin devant la porte des Trois Chênes

De leur côté, 300 non-grévistes réunis sur le parking ex-Bull constituent un « Comité d’appel pour la réouverture de l’usine » pour appuyer l’organisation d’un vote sur les propositions patronales.

    Des grévistes se rendent chez les sous-traitants de GEC Alsthom pour dialoguer avec leurs salariés et « libèrent » le péage de Fontaine de l’autoroute A36 où la collecte auprès des automobilistes rapporte 11 000F à la caisse de solidarité de la grève.

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La manifestation du 15 novembre.

     La pluie, fine mais tenace, ne décourage pas la foule qui se presse dès 8h30 devant la porte des Trois Chênes le matin du 15 novembre. Les slogans fusent : « Des sous pour nos salaires, pas pour le PR ». La photo du « château Suard »* circule de mains en mains.

     Lorsque le cortège s’ébranle, le premier sentiment qui vient aux manifestants est qu’ils sont plus nombreux que le mardi précédant. En passant sur le pont de Roubaix, ils sont de 2000 à 2500. Le cortège se rend devant la Maison du Peuple où l’attend les grévistes des autres entreprises du département. Les commerçants de l’Avenue Jean-Jaurès ont baissé leurs rideaux. A la tête du cortège, la grande banderole unitaire désormais célèbre dans toute la France qui clame : « Des embauches ! Nos 1500F ! Notre dignité ! » est portée par la joyeuse équipe des «  apaches de Bourogne », ceux-là mêmes qui ont mis le feu aux poudres trois semaines plus tôt. Lorsque les « Alsthom » arrivent Place de la Résistance, celle-ci est déjà noire de monde. Parmi les calicots on peut identifier la présence de travailleurs des services municipaux, du district, de la Poste, de la SNCF, d’UDD, d’Amstutz, de Thécla, de Ressorts Industrie, etc. Sont également présents de nombreux conseillers municipaux de Belfort ainsi que le Président du Conseil Général. Les deux groupes fusionnent sous les vivas.

      L’Est Républicain du lendemain titrera : «  La plus grande manifestation Alsthom depuis 1979. La pluie n’a pas rebuté près de 5000 manifestants ».

*Pierre Suard, PDG d’Alsthom-Alcatel, a, juste à cette période, des démêlés avec la justice pour avoir fait payer les réparations de sa luxueuse villa par les comptes de la Société qu’il dirige. D’autre part de hauts dirigeants d’Alsthom sont mis en examen pour un financement occulte du Parti Républicain.

     

Après la prise de parole des dirigeants des trois Unions Départementales organisatrices (Madeleine Morice pour la CGT, Bernard Guerringue pour la CFDT et Jacques Meyer pour FO), un immense cortège s’ébranle en direction du centre-ville qui se retrouve bloqué durant toute la matinée. La manifestation se disloque sans incidents après une dernière station devant la préfecture par l’occupation de la Place de la République. Il est près de midi. Un militant de la CFDT résume le sentiment général : «  Cela va mieux, on avait pris un coup au moral lundi soir, maintenant on est trempé mais heureux. » (L’Est Républicain du 16/11/1994).

      Le même jour, les établissements Alsthom d’Ornans, Tarbes, Le Havre, Petit-Quevilly, La Courneuve sont en grève.

      Dans un communiqué à la presse, l’évêque de Belfort-Montbéliard, Mgr Lecrosnier, estime : « ne pouvoir rester étranger et silencieux quand se produit un conflit d’une telle envergure. » Se félicitant « que des chrétiens y soient activement présents », il fait observer « que l’économie n’échappera pas à de nécessaires réévaluations périodiques pour un plus juste partage des fruits du travail. »

     Si l’ampleur de la manifestation du matin du 15 novembre renforce la dynamique de la grève, les directions ne désarment pas pour autant et dans le courant de l’après-midi, celles-ci confirment qu’elles organiseront le lendemain un vote du personnel sur leurs propositions pour la reprise du travail. Ce vote aura lieu dans les locaux de la Chambre de Commerce et d’Industrie, des navettes de bus seront mises en place et le personnel votant aura sa journée payée.

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Une telle annonce plonge l’intersyndicale dans l’expectative. Quelle attitude doit-elle prendre ? Une dissension apparait sur la tactique à suivre. Alors que CFDT et FO prônent le boycott, la CGT est pour aller voter non. Après une discussion houleuse, il est décidé que chacun exprime sa position et que finalement le libre choix entre boycott et vote négatif soit laissé aux salariés.

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Début de la manifestation du 15 novembre devant la Maison du Peuple.

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