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Acte IV. 16 – 21 novembre. L’apogée.

     Le matin du 16 donc, au rassemblement de la grande Porte, la CGT distribue un tract qui appelle à voter non et la CFDT et FO, un tract qui appelle à boycotter le vote. Même si les deux positions ne sont pas fondamentalement contradictoires cela crée un certain trouble parmi les grévistes.

       Il y a foule à 10h à la Chambre de Commerce quand débutent les opérations de vote. S’il ne se produit pas d’incidents, la tension entre grévistes et non-grévistes est palpable. « Si ça leur fait plaisir de vendre leur fierté pour 200F, eh bien qu’ils y aillent » confie un gréviste au journaliste de L’Est Républicain présent.  En fin de matinée, le PDG d’EGT, Yvon Raak, ne cache pas sa satisfaction : « à 500 c’était un échec, mais là, à raison de 1000 votants par heure, l’appel au boycott ne semble pas suivi » (Est Républicain du 17/11/1994). A midi, dès la clôture du scrutin, il est procédé au dépouillement. Le résultat par filiale est le suivant :

EGT (Belfort et Bourogne) : Inscrits : 1857, votants : 1394, exprimés : 1322, pour la reprise du travail : 770, contre : 552.

GEC-Alsthom Electromécanique : Inscrits : 4309, votants : 2855, exprimés : 2736, pour la reprise : 1547, contre : 1189.

GEC-Alsthom Transport : Inscrits : 1219, votants : 945, exprimés : 903, pour la reprise : 466, contre : 437.

GEC-Alsthom Cycles Combinés : Inscrits : 177, votants : 103, exprimés : 97 pour la reprise : 84, contre : 13.

Pour l’ensemble de l’usine : Inscrits : 7562, votants : 5297, exprimés : 5058, pour la reprise : 2867, contre : 2191.

      Si ceux qui s’expriment pour la reprise représentent 56,7% des exprimés ils ne sont plus que 37,9% par rapport aux inscrits.

     Si les directions mettent en avant qu’il existe une majorité d’exprimés pour la reprise et les syndicats estiment qu’il est légitime d’additionner les non et

les abstentions, personne n’est dupe sur le rapport de forces réel, les grévistes restent majoritaires.

    Le préfet ne s’y trompe pas, il ne prend nullement acte d’une expression majoritaire pour la reprise et se contente d’un communiqué dans lequel il « demande au médiateur de reprendre, dès aujourd’hui ses consultations ».

      De leur côté, les syndicats appellent à une grande manifestation interrégionale de solidarité avec les grévistes pour le samedi 19 novembre.

     Mais tout le monde attend le jugement des référés du lendemain.

Dans les piquets de grève maintenus et renforcés les conversations vont bon train : « A reprendre les événements, à parler de notre grève, on se répète que vote ou verdict du tribunal contraires, on ne peut plus reculer. Qu’il faut aller jusqu’au bout, quitte à faire Noël ici. On ne peut pas lâcher pour 200F quand on voit les milliards que brasse Alsthom. » (Est Républicain du 17/11/1994)

Jeudi 17 novembre, le tribunal des référés ordonne l’évacuation.

     L’appel à la reprise du travail lancé par la direction après le scrutin de la veille suscite quelques inquiétudes parmi les syndicats et les grévistes. Comment va se dérouler le rassemblement matinal devant la Grande-Porte ? Mais une sorte de bonhommie a rapidement balayé toute crainte d’incidents. A 8h30, c’est juché sur une estrade de fortune que Bernard Couqueberg (CGT) prend la parole au nom de l’intersyndicale. « Le message est clair, » déclare-t-il, «  la direction a spéculé sur la lassitude. Elle a cru que les anciens de 79 étaient ramollis. Elle a pensé que la jeune génération était acquise à sa politique. Elle a perdu, elle a tout faux, elle doit négocier ! Seule elle possède la clef pour ouvrir les portes du pénitencier. Une clef dont la combinaison est à quatre chiffres 1.5.0.0 ! Quatre chiffres qu’elle doit, à priori, pouvoir facilement se rappeler.» Après avoir

ovationné l’orateur, rendez- vous est pris pour l’après-midi devant le tribunal puis, chacun rentre chez-soi.

      A 14h, devant le tribunal, ils sont un peu plus de 200 venus soutenir leurs onze camarades assignés en référé. (7 CGT, 1 FO, 1 CFDT et 2 non syndiqués). La séance est de courte durée, juste le temps pour la juge des référés de faire part de sa décision. Elle estime recevable la requête déposée par la direction et, en conséquence, elle demande l’évacuation de l’usine sous 48 heures, si besoin avec la force publique.

      A peine la nouvelle connue, une clameur de protestation s’élève place de la République et, dans un mouvement imprévisible et désordonné, une vague humaine se déplace aussitôt en direction de la préfecture ; Tour à tour, René Roda, Claude Migeon et Joël Niess, invitent les manifestants à garder leur sang-froid. Ce dernier prend la parole : « En 79 déjà, on nous avait ordonné d’évacuer l’usine, mais la grève s’est poursuivie et nous avons obtenu le treizième mois. La seule et vraie riposte pour faire plier la direction, c’est de venir massivement à la manifestation de samedi. Avec toute sa famille et ses amis. Il nous faut être 10 000 et faire entendre encore plus fort notre voix. » (Est Républicain du 18/11/1994).

    Alors que des cris de contestation se font encore entendre, les manifestants apprennent que le préfet est prêt à recevoir une délégation. Celle-ci, rapidement désignée, pénètre aussitôt dans la préfecture. Elle en ressort une vingtaine de minutes plus tard pour annoncer que le préfet Monchovet a donné sa parole qu’il ne demanderait pas le recours aux forces de l’ordre

      Un peu rassérénés, les manifestants se préparaient à se disperser quand Joël Niess reprend le micro pour annoncer une information qui venait de lui parvenir : la directrice de la CPAM a envoyé une lettre d’avertissement à deux

standardistes de la Caisse pour avoir participé à la manifestation de mardi. Aussitôt, le groupe se dirige vers le siège de la CPAM et en investissent les locaux. Vivement interpellée, la directrice, Madame Pelissier confirme avoir bel et bien envoyé un courrier mais qui, selon elle, est uniquement un rappel du règlement intérieur et non une sanction. Après avoir exprimé, avec force éclats de voix, leur manière de voir les choses, les grévistes se retrouvent dans la rue où la dispersion est donnée après un ultime rappel pour la manifestation de samedi.

    Mais quelques irréductibles se rendent à l’Hôtel du Tonneau d’Or où la direction d’Alsthom est toujours retranchée. Des poubelles et des tiroirs de bureaux sont renversés dans la rue où quelques papiers sont brûlés. Cet incident, rapidement clos, donne bien le ton d’une journée où un regain de la tension s’est fait nettement sentir.

Vendredi 18 novembre. Belfort-Québec.

        Alors que les salariés terminent leur quatrième semaine de grève, la situation reste complètement bloquée. Si, députés, préfet, médiateur et même ministre du travail s’échinent à convaincre la direction de renouer le dialogue, celle-ci reste figée dans son refus de lâcher sur une augmentation générale des salaires et mise sur le pourrissement du conflit. Alors que du côté syndical si, la proposition d’une augmentation différenciée ou l’établissement d’un échéancier est avancée, le déblocage ne peut venir qu’en amplifiant la colère de la rue.

      A l’assemblée générale du matin, l’enthousiasme est ravivé par une agréable surprise, la présence d’une délégation de trois syndicalistes canadiens. Il s’agit de trois ouvriers de l’usine GEC-Alsthom de Serel au Québec, usine en grève depuis le 10 octobre. Invités en France par la CGT, un détour par Belfort s’imposait.

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18 novembre. Devant la porte des Trois Chênes, intervention de la délégation québécoise. De gauche à droite : Jacques Rambur, Jacques Meyer, Claude Migeon, un délégué d’Alsthom Canada, Bernard Couqueberg et Réal Binet président de la Fédération de la Métallurgie du Canada.

Après avoir adressé un salut fraternel à l’assistance, Réal Binet, président de la Fédération de la Métallurgie du Canada invite ses camarades belfortains à faire preuve de détermination : « Nous sommes loin de vous, mais nous nous ressemblons beaucoup. Un océan nous sépare, mais nous avons les mêmes problèmes que vous. Nous avons le même patron, mais il faut qu’il sache que nous sommes solidaires au-delà des frontières. » Salve d’applaudissements. Son camarade poursuit en égrenant les conflits qui jalonnent l’histoire des luttes québécoises : « Nous avons fait des grèves en 49, en 74, en 78, en 81, en 83. Nous avons eu des

conflits qui ont duré 5 mois et demi, 4 mois et demi, 3 mois et demi…Il ne faut pas lâcher, il faut travailler ensemble. Vous avez entendu, ensemble ! » Les bravos et les vivas qui saluent l’orateur incitent à penser que le message est entendu. Puis, Claude Migeon, pour l’intersyndicale, reprend le micro : « L’enseignement du tribunal est clair : Suard reste en liberté, les travailleurs, eux, sont condamnés ! Pour gagner nous devons mobiliser ! » Et il renouvelle l’appel pour que la manifestation du lendemain soit un succès.

 

Samedi 19 novembre. Troisième et plus grande manifestation.

     La pluie n’a pas découragé la foule qui s’agglutine dès 14h devant la Maison du Peuple. A 15h, dans une forêt de parapluies, les banderoles sont déployées. Elles témoignent de la diversité régionale des délégations présentes. Sont là et en nombres : les communaux, le district, les PTT, les cheminots, les personnels de santé, les ouvriers de Peugeot Sochaux et Mulhouse, Ecia, Peugeot Motocycles, entreprises et organisations syndicales de Haute-Saône etc.

La présence des deux députés du Territoire, Chevènement et Rosselot ainsi que celle de Proust, président du conseil général, est remarquée.

     Tour à tour, les trois Unions Départementales (CGT, CFDT, FO) prennent la parole. Les intervenants replacent le conflit d’Alsthom Belfort dans l’ensemble de luttes qui émergent dans tout le pays pour de meilleurs salaires et des embauches. La CGT fait part d’un message de soutien de son secrétaire confédéral, Louis Vianet. Tous dénoncent les profits gigantesques des actionnaires prélevés sur les fruits du travail. Puis le cortège s‘ébranle. Deux heures durant, la manifestation se déploie dans le centre-ville en une vague impressionnante qui s’enfle au fur et à mesure de sa progression. «  8 000 manifestants : la rue a parlé ! Pari gagné pour les Alsthom ». titre L’Est Républicain du lendemain qui rend compte ainsi de l’événement : « 16h, devant la gare, le défilé s’étend, interminable. La banderole de tête a déjà disparu vers le faubourg de Montbéliard que la fin de la manif est encore faubourg de France. Les « Peugeot », dans une forme olympique entonnent à pleins poumons, les Patates, air célèbre de leur conflit de 89. Peugeot-Alsthom, même combat !  Le slogan est repris sans relâche jusqu’à la place Corbis. Une longue lignée de bus à l’arrêt klaxonne au passage des manifestants en témoignage de sympathie. Sur le pont Carnot et jusqu’à la préfecture, c’est une joyeuse bousculade bon enfant.

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Manifestation du 19 novembre. Le rassemblement sous la pluie devant la Maison du Peuple

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     Ragaillardie par le soutien populaire, la manifestation retrouve les accents de 79, cette émotion spontanée qui sort des tripes et du cœur.

 

Sur le parcours, les bistrots ne désemplissent pas, on se retrouve, on s’embrasse, on court pour rejoindre le cortège qui boucle son périple.

L’air est devenu plus léger dans le soir tombant.

8 à 10 000 personnes dans la rue un samedi à Belfort, c’est une force et un exemple. A méditer ».

 

​

Dimanche 20 novembre. Les propositions du médiateur.

       Dans la soirée de samedi, alors que les échos de la manifestation résonnent encore dans leur tête, les dirigeants syndicaux, ainsi que les directions sont convoqués par le médiateur.

Celui-ci, en présence du préfet, fait part aux parties  de ces dernières propositions « qui ne sont pas négociables » et déclare clore sa mission de médiation.

La manifestation du 19 novembre Faubourg de France

     Il présente ses décisions en ces termes :  « Je propose pour la résolution de ce conflit les solutions suivantes que je juge équilibrées. » En fait, il se contente de légèrement améliorer les dernières propositions patronales de sorte que les salaires bruts allant de moins de 7000F à 9500F bénéficient d’une augmentation différenciée allant de 500 à 100F. La prime exceptionnelle serait de 2000F à la DEM et à EGT et de 1500F pour le Transport.

   Le médiateur, Paul Julien, demande aux directions « d’accepter cette solution de transaction » et aux syndicats, « de prendre, dès lundi, toutes les dispositions pour assurer la reprise du travail. »

   A l’issue de la réunion, seule la délégation patronale s’exprime par la voix d’Yvon Raak le PDG d’EGT : « Ce sont des mesures extrêmement lourdes et pénalisantes pour l’entreprise. Nous devons maintenant en mesurer les conséquences avant de nous prononcer. »

    Les discussions vont bon train dans les piquets de grève tout au long de ce dimanche. A partir des propositions du médiateur, chacun fait ses comptes. Parmi les piquets de grève, le rejet est unanime. Mais les syndicats doivent prendre position. Pour la CFDT : « Tout en disant que c’est nettement insuffisant, nous demanderons au personnel de se prononcer en conscience s’il juge suffisantes ces propositions pour reprendre ou non le travail. » Pour la CGT, Bernard Couqueberg met en avant que l’augmentation de 500F ne concerne que 150 salariés et celle de 100F, un millier. A la réunion des militants, l’après-midi à la cafétéria, Joël Niess chiffre les propositions du médiateur à 17,3MF pour les augmentations et à 16MF pour la prime, « au regard des profits de l’année, il y a encore de la marge ! Quoi qu’il en soit, la CGT n’appellera pas à voter ce lundi. Il faut que tous soient d’abord bien informés. » Vers 16h, FO publie

un communiqué pour « rejeter l’ultimatum du médiateur et poursuivre la grève. »

     Quant aux directions, elles expliquent d’abord que les propositions du médiateur les saignent à blanc et que leurs entreprises ne pourront pas s’en remettre, pour conclure « qu’en dépit de leur caractère déraisonnable elles acceptent les propositions comme solution de transaction et demandent au personnel de reprendre le travail. »

     En fin de journée, les syndicats optent pour l’organisation d’un vote pour le mardi 22.

 

Lundi 21 novembre.

     Il y a foule lundi matin devant la porte des trois Chênes, selon la presse, 3 000 personnes. Contrairement à ce que certains pouvaient craindre, ou espérer, il n’y a aucune tension. Parmi la foule, la seule pancarte présente affirme : « 100 ou 200F, le ministre et le voleur Suard se fichent de nous. Le vote qui compte, c’est la grève ! »

    C’est le tribun de FO, Jacques Meyer, qui parle au nom de l’intersyndicale : « Nous ne faisons pas grève par plaisir mais par ce que nos revendications sont légitimes. Force est de constater que 3000 salariés sont encore oubliés. Dans ces conditions, la mise en demeure du médiateur est inacceptable. Le seul moyen de se faire entendre, c’est de voter massivement contre, lors du scrutin de demain. »

    Le vote, organisé par les syndicats, se déroulera au Centre Benoît Frachon, le gymnase du Comité d’Etablissement, de 12h à 18h. Il reste à savoir quelle question sera posée pour éditer les bulletins. Estes-vous « pour ou contre la reprise du travail » ou « pour ou contre les propositions du médiateur », ce n’est pas tout à fait la même chose. Finalement, les bulletins seront libellés : « j’accepte les propositions de la direction » et « je refuse les propositions de la direction », sans faire allusion à la reprise ou non du travail.

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