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Les Délégués du Personnel à la SACM/Alsthom de 1917 à 1939

Dès les premiers conflits du travail repérés dans la région durant le dernier quart du XIXe siècle, les ouvriers en grève éprouvent le besoin de désigner parmi eux des représentants pour discuter avec les patrons. (Tome 1 du Mouvement ouvrier dans le Territoire de Belfort, pages 33 et suivantes). Mais cette fonction est ponctuelle et s’éteint avec la reprise du travail. En l’absence de droits syndicaux l’acceptation de ce rôle est pleine de dangers. Ceux qui s’y risquent sont repérés comme meneurs et s’exposent à la répression patronale, en premier lieu le renvoi. Mais aussi, les patrons les moins bornés s’aperçoivent du parti qu’ils peuvent tirer d’avoir à faire à des  interlocuteurs individuels « représentant » une masse indistincte de grévistes. Ils peuvent espérer les convaincre, voir en faire leurs porte-paroles auprès des ouvriers. C’est dans cette perspective que, pour calmer le conflit qui touche les usines Schneider au Creusot, le président du Conseil des Ministres, Waldeck-Rousseau, rend, le 7 octobre 1899, un arbitrage qui envisage l’instauration de délégués choisis par atelier.

     En juillet 1917, en pleine guerre, dans les établissements travaillant pour la défense nationale, le mécontentement ouvrier, notamment sur la question des salaires, commence à inquiéter le gouvernement. Craignant des grèves, le ministre socialiste d’ « Union sacrée », Albert Thomas pense établir un pare-feu en obligeant les industriels à mettre en place des délégués ouvriers élus dans les établissements concernés.

 

Le cas de la SACM de 1917 à 1920.

C’est ce qui se passe dans l’établissement belfortain de la Société Alsacienne de

Constructions Mécaniques. Nous en trouvons l’écho dans une note conservée dans les archives de l’Alsthom déposées aux Archives départementales du Territoire de Belfort (109J). Dans cette note, non datée mais qui parait être rédigée peu après la grève d’avril 1920, (voir Tome1 pages 113 et suivantes), intitulée «Réponse au questionnaire du ministère du travail concernant la question des délégués ouvriers », il est dit que « Les délégués ont été institués en juillet/août 1917, sous la pression du ministère de l’armement et sans discussion préalable avec le personnel. » Suivent les modalités de désignation et le rôle assigné aux délégués ainsi que les appréciations de la direction sur cette expérience.

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La première désignation a lieu le 5 août 1917. La liste des 14 titulaires et 13 suppléants, sans indications d’appartenance syndicale ni de voix, est reproduite  ci-desssus.

    Sur cette liste on peut repérer deux militants importants du syndicat CGT, Eugène Tschaen  et Edouard Mack. Né en 1866, Eugène Tchaen est membre du Syndicat des Métallurgistes dès juin 1910. Il fait partie des militants socialistes perquisitionnés par la police suite aux mutineries des soldats du 35e RI en mai 1913. Nous savons qu’il use de sa fonction de délégué par une lettre portant les revendications des chaudronniers en cuivre datée du 26 août 1918 et reproduite ci-contre.

    Edouard Mack (note biographique dans Tome 1) fait partie des dirigeants les plus en vue du Syndicat des Métallurgistes et de la Fédération socialiste du Haut-Rhin de 1905 à 1920. Il est notamment élu comme le premier secrétaire de l’Union départementale lors de sa création en juin 1919. Encore très actif durant la grève du printemps 1920, il quitte la SACM et le Territoire peu après.

     

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Il semble que la direction  ait procédé au  renouvellement par élections   des délégués en 1918 et 1919. Mais, en janvier 1920, elle prend l’initiative de remplacer les « délégués d’atelier » par les « délégués du personnel à la caisse de secours des ouvriers malades ».

Pourquoi ? Elle s’en explique dans la note déjà citée ci-dessus : « La SACM estime que là où l’institution des délégués ne répond pas à des traditions locales anciennes, n’ayant pas leur origine dans le principe de la lutte de classes, cette institution revient à créer à l’avance des cadres solides pour les luttes futures contre l’employeur. » En conséquence, les délégués d’atelier ont été remplacés par des délégués à la caisse de secours des ouvriers malades en pensant « que les délégués à l’administration d’une caisse de malades montreraient plus de pondération dans l’exercice de leurs fonctions. » Mais déception, « ce sont les mêmes personnalités qui ont été choisies que sous le régime précédent. » Ce changement dans la fonction des délégués signifie surtout que la direction donne une fin de non recevoir à toutes les revendications. Cela ne contribue certainement pas à apaiser le climat revendicatif qui règne en ce début d’année 1920. Il débouche sur les grèves du mois d’avril et leur terrible répression qui se traduit par un mort et plusieurs arrestations. (Tome 1 pages 113 et suivantes). Le climat délétère qui doit régner après la reprise du travail explique la conclusion de la note précitée : « depuis la fin de la grève d’avril 1920, les interventions des délégués sont devenues, très rapidement, de plus en plus rares  et l’on peut dire qu’aujourd’hui, l’institution est tombée complètement en désuétude, sa décadence étant exactement parallèle au retour du calme et de l’esprit de travail dans nos ateliers. »

1920 – 1930, l’ambiguïté des délégués à la Caisse de secours des ouvriers malades.

   Rappelons d’abord que la décennie 1920/1930 est une période charnière. Encadrée par deux grèves importantes, elle voit la SACM devenir ALS-THOM en 1928. Sur le plan syndical, il existe deux « CGT », la CGTU et la CGT « confédérée ». Sur le plan politique, Frossard quitte le PC en 1923 et la gauche est battue par le « parachuté » Tardieu aux législatives de 1926. Ce dernier devient président du Conseil des

Ministres en 1929.

    Les premières élections à la Caisse de secours ont donc lieu en janvier 1920. Les archives n’en ont conservé qu’une liste des élus par atelier avec le nombre de votants et le nombre de voix recueillies. Il y a un délégué par atelier. Nous ne savons pas s’il y avait plusieurs candidats par poste à pourvoir. Par contre, nous savons que sur les douze ateliers, six ont élu leur délégué au premier tour, le 9 janvier et qu’il a fallu un deuxième tour pour élire ceux des six autres ateliers, le 18 janvier. Les élus au premier tour recueillent les suffrages de 70% des votants et ceux du deuxième tour, 64%. Dans cette liste, le seul militant qui nous est connu est Jules Volf qui recueille 198 voix sur 213 votants à l’atelier des Fonderies. Jules Volf (son nom est parfois écrit avec un W) est à ce moment là secrétaire du Syndicat et sera arrêté avec Bussière lors des émeutes de la grève d’avril 1920.

      Nous n’avons pas trouvé de traces d’élections en 1921, 1922, 1923. Chronologiquement, le document suivant rend compte des élections des 11(1er tour) et 12 août (2ème tour) 1924.Les ateliers qui élisent chacun un délégué  passent de 12 à 14.  Sont rapportés, le nombre voix recueillies, le nombre de votant, et le nombre d’ « électeurs » qu’il faut sans doute lire comme « électeurs pouvant voter ». Globalement les élus recueillent 1 850 voix sur 3 028 votants (61%) et 4 178 « électeurs » (44%). Nous ne savons pas si la différence entre le nombre des voix recueillies et le nombre des votants correspond à des votes blancs ou s’est portée sur d’autres candidats. Parmi les élus, trois noms retiennent notre attention, ceux de Georges Mercklé, Alphonse Christ et Philippe Schmitt. Rappelons qu’en septembre 1921 les « majoritaires » excluent les communistes ou supposés tels des organisations de la CGT. Ceux-ci créent la CGTU. Nous ne reviendrons pas ici sur les diverses péripéties de cette scission sur le plan local, le lecteur peut utilement se reporter à notre Tome 1. Toujours est-il

qu’en 1924 à la SACM, il existe un syndicat CGT et un syndicat CGTU.

     Alphonse Christ, adhérent à la SFIO est le principal animateur du syndicat de la SACM affilié à la CGT. Il sera réélu délégué de l’atelier des Grandes Dynamos en 1927, 1934 et 1936. Il sera secrétaire adjoint de l’UD CGT réunifiée en 1936.

    Philippe Schmitt (son nom apparait parfois orthographié Schmidt), est un des principaux militants du PC et de la CGTU. Il fera partie des licenciés après la grève de janvier 1930.

    Quant à Georges Mercklé, qui est élu conseiller municipal socialiste à Valdoie depuis 1919, il est d’abord membre du PC après le congrès de Tours puis suit Frossard au Parti communiste unitaire en 1923 et finit par créer un « groupe communiste indépendant de Valdoie » en octobre 1924.

   Sitôt élus, les délégués à la Caisse des malades sont réunis par la direction le 13 août 1924. Le procès-verbal de la réunion a été conservé. (AD 109J 1350). Etonnamment, il n’y est nullement question de la caisse des malades. L’ordre du jour, fixé par la direction, comporte deux points :

  • Modification de la répartition des heures de travail normal.

  • Récupération des heures des jours fériés.

Le premier point nous renseigne sur la durée du travail en vigueur :

Du lundi au vendredi de 6h45 à 11h30 et de 13h30 à 17h30 et le samedi matin de 6h45 à 11h. Soit 48 heures hebdomadaires.

Le deuxième point nous apprend que les jours fériés sont récupérés. En l’occurrence il s’agit du 15 août et du pont du 16 août. La direction propose de les récupérer par la prolongation d’une demi-heure de la journée de travail tous les jours de la semaine, sauf le samedi, pendant la période du 6 août au 16 septembre. Bien que le procès-verbal n’en rende pas compte, il semble que les délégués fassent part de leur désaccord, car il est finalement décidé « que l’on ne récupèrera pas les heures perdues le 15 août, qu’on fera le pont le 16 et qu'on récupèrera en

partie les heures perdues le 16 en travaillant l’après-midi du samedi 23 août. Il est de plus décidé que pour chaque fête légale, il sera examiné d’un commun accord s’il y a lieu de récupérer les heures perdues. »

    Sentant sans doute monter le climat revendicatif sur la question des salaires, le directeur de l’usine, Paul Guth convoque à nouveau les délégués le 31 octobre 1924 pour écouter leurs revendications. Le procès-verbal en rend compte ainsi : « M. Guth demande aux délégués d’exposer leur point de vue sur la situation actuelle des salaires. M. Schmitt, parlant au nom de tous les délégués, déclare que les salaires n’étant plus en rapport avec la cherté de la vie, les ouvriers demandent que le minimum du salaire horaire soit porté à 2F pour les hommes et 1,5F pour les femmes et qu’il soit accordé à toutes les catégories d’ouvriers une indemnité horaire de vie chère de 0,25F. » Sans remettre en cause les arguments de Schmitt sur la cherté de la vie, la direction « signale que, de sa propre initiative, elle a décidé, il y a quelques jours, d’augmenter les salaires des manœuvres  de 9 à 10% sous forme d’une prime au tonnage manutentionné, cette augmentation ayant déjà effet sur la paye de ce jour. »

    Suit un échange entre Guth et Schmitt sur l’évolution des salaires depuis 1920. Si la direction affirme « que les salaires sont en hausse continuelle depuis janvier 1923 », Schmitt déclare « qu’ils étaient déjà insuffisants en février 1924 et qu’ils avaient été réduits depuis 1920. » Pour finir, la direction rappelle « qu’il est de l’intérêt général d’accroître la production » et d’affirmer : « que des accroissements de salaires dûs à des accroissements de production ne se trouvent plus limités. » Pour conclure la réunion, la direction rappelle qu’elle a déjà accordé aux manœuvres une augmentation qui porte effet à partir d’aujourd’hui, qu’elle est disposée à étudier tous les cas particuliers qui lui ont été signalés et à examiner d’une manière particulièrement bienveillante la

la question du minimum des salaires des ouvriers professionnels. » Pour cela, elle s’engage à convoquer rapidement une nouvelle réunion.

      Celle-ci a lieu le 13 novembre 1924. Extraits du procès-verbal : « La direction signale, comme elle l’a laissé pressentir dès l’exposé des demandes des délégués, qu’il lui est tout à fait impossible de répondre, dans les conditions actuelles, à une demande d’augmentation générale des salaires. Elle écarte donc la revendication concernant l’augmentation générale de cherté de vie de 0,25F. (…) Il a été par contre possible de prendre en sérieuse considération les revendications des délégués concernant les salaires minima. Tout en précisant qu’il ne peut s’agir, dans cet ordre d’idées, de minimas garantis qui constitueraient dans certains cas un droit à un salaire sans qu’il y ait contrepartie dans la production, la direction est disposée à envisager une révision des salaires inférieurs, de telle façon que l’ouvrier travaillant normalement puisse atteindre un gain horaire d’au moins :…. ». Suit un tableau qui va de 1F à 2F de l’heure  suivant les âges et le sexe. La moindre rémunération des femmes semble aller de soi. Par exemple, pour les ouvriers professionnels de plus de 21 ans : 2F d’augmentation pour les hommes et 1F30 pour les femmes.

     La réunion suivante a lieu le 20 août 1925. Il semble qu’elle ait été convoquée sur l’insistance des délégués qui reviennent, par la voix de Schmitt, sur leur revendication d’ « une indemnité de cherté de vie ». Comme en 1924, la direction refuse. Le deuxième point de l’ordre du jour attire toute attention : c’est la première fois qu’apparaît la revendication ouvrière de « vacances annuelles payées ». La question est posée par le délégué de la Forge, Louis Toussaint qui semble tempérer l’audace de sa demande en précisant « que ces

vacances seraient accordées aux ouvriers d’une certaine ancienneté et seraient d’autant plus importantes que les ouvriers bénéficiaires seraient plus anciens ». La direction répond qu’elle n’est pas opposée au principe, « mais sous certaines conditions ». Elle se retranche derrière un projet de loi déposé par le ministre du Travail et « qu’elle espérait bien que l’année prochaine, la question des vacances serait résolue légalement ».

     La dernière réunion de délégués concernant la période 1920/1930 dont le procès-verbal a été conservé a lieu le 24 décembre 1925. Il s’agit en fait d’une communication de la direction sur sa politique salariale : « En raison des circonstances actuelles et bien que les salaires actuels aient été relevés, depuis un an, d’environ 10% et soient, par suite, très sensiblement ajustés au dernier indice de cherté de vie, la direction, toujours soucieuse d’adapter les salaires de ses ouvriers aux conditions de l’existence, et même de les devancer, a décidé d’accorder, dès la paye qui suivra celle de samedi prochain, par conséquent, déjà pour la quinzaine en cours, une prime temporaire de réajustement qui représente un peu plus de 5% d’augmentation et qui, avec les 10% susmentionnés, fait 15% d’augmentation. (...) A une question posée par M. Schmitt, la direction répond qu’elle fait cette augmentation spontanément après avoir obtenu au préalable l’assentiment de l’Administration de la SACM. ».  

    Pour la période 1920/1930, il n’y a pas d’autres procès-verbaux dans les archives. Cela signifie t’il qu’il n’y a pas eu d’autres réunions ?

    Que conclure de l’examen de ces archives ? D’abord que la direction, malgré sa volonté annoncée dans sa note de 1920 de circonscrire les délégués dans un rôle de gestion de la Caisse des malades, est contrainte d’écouter leurs doléances

sur trois points clés de l’exploitation du travail : les salaires, le temps de travail et les congés payés. La montée en puissance du syndicat CGTU, qui passe de 160 adhérents en 1923 à 770 en 1926, puis à plus de 1 000 en 1930, n’y est sans doute pas pour rien. Dans le même temps, la direction soigne son image paternaliste, elle répond favorablement à certaines

revendications de salaires, voir les anticipe. Ne cherche t’elle pas à faire des délégués des porte-voix de son « bon vouloir » ?

D’autant plus que, parmi les délégués, les militants de la CGTU et de la CGT paraissent être en minorité. Les autres sont ils vraiment indépendants de la direction ?

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