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Le Mardi rouge de Sochaux

Bien que sortant du cadre de notre propos limité au département du Territoire de Belfort, nous nous devons d’évoquer ici les tragiques événements de Sochaux, tant à cause de leur proximité que de l’émotion qu’ils suscitèrent dans la classe ouvrière belfortaine.

   Deux morts, des dizaines de blessés graves dont deux amputés, le mardi 11 juin est jour de sang, de violence et de larmes aux usines Peugeot à Sochaux.

   Responsable de ce drame, une direction bornée, méprisante, bien soutenue dans son aveuglement par des pouvoirs publics zélés et complices.

   Pourtant, les grévistes de Peugeot témoignent d’une très grande maîtrise, dès le début du conflit, en ne répondant pas aux multiples provocations dont ils sont l’objet de la part des séides des syndicats « maison » : voitures taguées, pneus lacérés, vitres brisées, explosifs de chantiers lancés contre les piquets de grève.

   Comme dans la métallurgie du Territoire, la grève à Sochaux débute le lundi 20 mai. Comme dans le Territoire, les syndicats CGT et CFDT réclament l’ouverture de négociations prenant comme base le protocole de Grenelle. Et, comme dans le Territoire, à la suite de la deuxième réunion de la commission paritaire, les délégués syndicaux, après avoir rendu compte des propositions patronales, organisent une consultation le samedi 8 juin. Mais, la direction refusant de mettre en service les bus de ramassage pour permettre aux salariés de venir voter, seuls 5284 des plus de 40 000 inscrits aux effectifs se déplacent.  Le résultat du vote est extrêmement serré, la reprise du travail n’est décidée que par 49 voix de majorité. 

    Le lundi 10, l’usine ouvre ses portes à 4h du matin, mais le travail ne reprend pas normalement. Il est interrompu constamment par des discussions sur les acquis du mouvement  et les modalités et les résultats du vote du samedi.

   Pour mettre fin à la confusion, les syndicats organisent dans l’après midi un vote à main levée qui donne une large majorité pour la poursuite de la grève.

   L’usine est réoccupée. Remplaçant les gardes maison, les piquets de grève reprennent leur place aux portes en suivant à la lettre les

conseils du délégué CGT Oreste Pintucci qui recommande calme et sang-froid.

   C’est plus que ne peut supporter la direction qui dans la soirée, « pour préserver la liberté du travail », fait appel à la force publique. Une opération programmée sur un scénario prévu à l’avance puisque, quelques heures plus tard, le mardi 11 juin à 3 heures du matin, les CRS chargent les piquets de grève à coups de matraque et de gaz lacrymogènes. La brutalité de l’intervention des policiers entraîne une riposte musclée des travailleurs. Quand les bus arrivent à 4 heures du matin, les ouvriers débarquent au milieu des affrontements et rejoignent le combat de leurs camarades. Toute la journée, l’usine et ses alentours sont le théâtre de véritables scènes de guerre civile. Aux boulons, cailloux et projectiles divers des grévistes, les CRS répondent par des lancers de grenade et des tirs. Vers 10 heures, les CRS ouvrent le feu. Sept salariés sont blessés par balles et Pierre Beylot, un ouvrier de 24 ans est tué. Deux manifestants, Serge Hardy et Joël Royer ont le pied arraché par des grenades en

chapelet qui s’entourent autour des chevilles. Ils devront être amputés. Vers 18 heures, au passage sous-rail, soufflé par une explosion Henri Blanchet 49 ans est tué.

   Dans la soirée, après une longue journée d’émeutes, l’intervention des délégués syndicaux et du maire de Montbéliard André Boulloche ramène un certain calme. Les CRS et les ouvriers évacuent l’usine mais le bilan est très lourd. Deux tués, plusieurs blessés dont deux graves, du côté des manifestants. On ne saura jamais rien du côté des CRS, aucune enquête sur les responsabilités et les conséquences de ces événements ne sera diligentée.

   Si le pays de Montbéliard est sous le choc, partagé entre sidération, douleur et colère, la tragédie de Sochaux provoque également une forte émotion dans le Territoire.

   Dans l’après midi du 11 juin, dès que sont connus les événements et la violence à Sochaux, les ateliers et bureaux de l’Alsthom ferment. La quasi-totalité des ouvriers et employés se retrouvent sur la place de la Liberté où ils sont rejoints, fait unique dans l’histoire de l’usine, par leurs camarades de Bull qui viennent de débrayer également.

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L’après midi du 11 juin ayant appris les événements de Sochaux, 8 000 travailleurs de l’Alsthom et de Bull quittent leurs usines pour se rendre à la préfecture (Archives UD CGT)

La foule massée devant la préfecture l’après-midi du 11 juin (Archives UD CGT)

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La foule massée devant la préfecture l’après-midi du 11 juin (Archives UD CGT)

Après une brève allocution de René Jouquez (CGT) et Michel Grimont (CFDT), un cortège de 8 000 personnes, précédé d’un drapeau rouge, traverse Belfort en silence et se rend à la préfecture. « Une marée humaine avec beaucoup de bleus et de noirs », relate Les Dépêches.

   Pendant que le préfet promet à la délégation qu’il interviendra auprès de son collègue du Doubs pour que les CRS évacuent l’usine, les cris de « CRS au poteau ! » et « tous à Sochaux ! » s’élèvent de la foule massée devant la préfecture. Le drapeau rouge est hissé sur la grille du bâtiment officiel et le drapeau tricolore mis en berne.

   Le 11 juin à Beaucourt, les ouvriers d’Unelec, comme leurs camarades de Belfort, cessent spontanément le travail à 13h30 pour se rendre ensuite en cortège à la mairie où ils déposent une motion demandant le départ immédiat des CRS. Une partie importante du personnel ne reprend pas le travail le lendemain matin dans l’attente du résultat des négociations entre direction et syndicats. A 13h30, les délégués annoncent des avancées substantielles dans le domaine des salaires et du droit syndical. Le travail reprend à 14h.

   Dans toutes les autres  usines métallurgiques du département,  le travail cesse sur place pendant une heure l’après midi du 11 en signe de solidarité avec les ouvriers sochaliens. Pour la même raison, le mercredi 12 juin, le courant est coupé pendant une heure par les syndicats d’EDF.

Epilogue.

  Pendant que se déroulaient les tragiques événements de Sochaux et conformément aux engagements pris à la veille du scrutin précédant la reprise, les délégations CGT et CFDT des travailleurs d’Alsthom, négocient à Paris avec le PDG du groupe Glasser entouré de plusieurs directeurs dont celui du site de Belfort, Amstad.

    Après deux jours de négociations, les mardi 11 et mercredi 12 juin, compte-rendu est fait aux ouvriers belfortains réunis dans l’usine place de la Liberté le jeudi 13 à 9h. Si des avancées sont relevées sur les salaires et le droit syndical, pour la retraite et la durée du travail, la direction s’en remet habilement au législateur.

      Sachant très bien qu’au regard de la durée et de l’intensité de la lutte, une certaine amertume règne dans les esprits, les dirigeants syndicaux mêlent espoir, conseils et avertissements. Ainsi, pour Louis Lacaille,  « La bataille ne fait que commencer. Nous comptons sur les jeunes. (…) La lutte doit s’organiser

à la base, dans les chantiers, dans les ateliers. (…) n’attendez pas de vos délégués qu’ils fassent des miracles tout seul. (…) Il faut éviter tout excès qui se retourne contre nous ». A Sochaux, après un vote massif pour la reprise (84,7%) et un gigantesque hommage aux victimes de la répression auquel participent de nombreux travailleurs du Territoire,  le travail reprend le jeudi 20 juin, un mois exactement après le début du conflit.

   A l’Alsthom, les recommandations de Lacaille sont retenues, la lutte reprend dans les ateliers. Dès le 19 juin, les ouvriers de la GC (Grosse Construction) se mettent en grève pendant une heure pour appuyer un cahier de revendications portant notamment sur la récupération des journées de grève. Le jeudi 20, cinq ateliers, chaudronnerie, tuyauterie, ferblanterie, soudure et inox en font de même dans la matinée, suivis dans la journée par les travailleurs de l’emballage-réception.

   La semaine suivante, c’est au tour des ouvriers d’Unelec de rédiger puis déposer leur cahier de revendications.

    Ainsi se termine la plus grande grève que le département ait jamais connue.

    Le régime gaulliste avait été sérieusement ébranlé. D’aucuns pensaient bien que les législatives des 23 et 30 juin entraîneraient sa chute. Mais, dans le même temps que la gauche est incapable de proposer une alternative crédible, le chantage à la guerre civile amplifié par les événements de Sochaux et de Flins conduit encore une fois une majorité du corps électoral à se réfugier derrière la figure tutélaire et sécurisante du général.

   S’il y avait près de 10 millions de grévistes, la gauche rassemble un peu plus de 9 millions de voix mais, la France comptait plus de 28 millions d’électeurs dont 21 millions se sont exprimés.

   A Belfort, le gaulliste sortant Jean-Marie Bailly est réélu dans la deuxième circonscription alors que, dans la première circonscription, le sortant FGDS, Michel Dreyfus-Schmidt, élu l’année précédente, est battu par le gaulliste André Tisserand.

   Avec 394 députés sur 485, le régime paraît plus fort que jamais. Illusion encore, moins d’un an plus tard, le 27 avril 1969, de Gaulle chutera sur un référendum qu’il avait lui-même proposé.

   Moins spectaculaire, plus impersonnel, mais toujours quotidienne, sans trêve et sans fin, le combat pour la dignité et la reconnaissance du travail, continue.

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